Xavier Emmanuelli – expériences vécues
- Nom: Xavier Emmanuelli
- Thèmes: Expériences vécues
Transcription de la vidéo
Pourriez-vous raconter des expériences vécues de dilemmes éthiques et comment ils ont été résolus ?
Vous savez bien, quand vous êtes un urgentiste, anesthésiste-réanimateur, puisque vous parlez de pragmatisme, vous êtes toujours confronté. C’est comme l’urgence : l’urgence immédiate, vous sauvez la vie. Si vous êtes là, si la chance a voulu que vous soyez là, vous sauvez. Vous avez une hémorragie, une plaie dans la gorge, une urgence immédiate : vous savez faire, vous faites. Puis vous avez l’urgence qui peut attendre : une balle dans le foie. Puis vous avez l’urgence qui peut attendre encore plus longtemps : le fémur explosé. Et puis vous avez très peu de matériel et vous dites : c’est l’urgence dépassée. Donc je vais catégoriser, déjà pas en fonction de leur âge, pas en fonction de leurs vertus, pas en fonction de leur place dans la société, en fonction des moyens techniques, de mon savoir et de ce que j’offre. Je vais faire une sélection, moi. Et ça pose quand même un problème pour un médecin. Vous avez des choix tout le temps. Alors c’est facile à résoudre quand vous êtes un professionnel : entre des urgences vous choisissez la plus urgente. Mais quels critères ? Des fois vous avez envie de faire un petit effort, parce que c’est un enfant, ou parce que c’est une belle femme, parce que… que sais-je ? Ça ne peut pas entrer en ligne de compte. Vous êtes obligé de chosifier. C’est-à-dire que je vois en fonction de ma machine et quand je suis urgentiste, je ne m’intéresse pas à l’être, je m’intéresse à son organisme. Je vous donne un exemple : j’ai fait le SAMU social. Vous voyez un jeune type, le long du mur, complètement torché. Il est jeune, il est déjà totalement abîmé par la vie, il est le long d’un mur et vous passez : « Mais qu’est-ce que je peux faire ? Ce gars est jeune, il est au bout du rouleau, j’ai vraiment envie, c’est mon frère humain. » On ne sait pas quoi faire. Vous avez le cœur serré, quand même, mais il ne faut pas céder et vous passez. Vous avez fait quelques mètres, le gars en titubant se lève, sort du trottoir, se fait renverser, pouf, il est dans le caniveau ! Alors là tout le monde sait quoi faire, parce que c’est un organisme en danger, et on sait. Donc les gens sont plus intéressants quand ils sont un organisme, que quand ils sont un homme dans les échanges. J’ai eu cinquante fois ces choix, parce que vous êtes à deux niveaux différents. Le sauveteur n’est pas le médecin. Vous sauvez la vie comme vous pouvez, mais sur le long terme l’expression de la vie n’est pas atteinte.
Avez-vous été témoin de problèmes de choix éthiques chez vos collègues ?
Il m’est arrivé une histoire que je raconte cent cinquante fois, mais peut-être que vous ne l’avez pas lue dans mes œuvres complètes. J’étais sur la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande. Il y avait des camps de réfugiés poussés par les Khmers rouges. Ils étaient là, hommes, femmes, enfants. Des réfugiés. Et puis c’était la task force des Thaïs, c’est-à-dire les brutes de la frontière et en face il y avait les Vietnamiens qui poussaient les Khmers rouges, enfin, bref. Et de temps en temps, comme ça, pour mettre un peu d’animation, il y avait des mortiers qui tombaient sur les civils. Et j’étais là, c’était une mission de supervision. Et donc ça bombardait de temps en temps. Et il y a eu un bombardement plus intense, j’étais sur le poste de secours et il arrive un camion Toyota sur le plateau. Il y avait plein de blessés. On les amène au poste de secours, évidemment, et là les médecins, les infirmières, on saute sur le plateau pour regarder l’état des blessés. Vous faites ce triage, tragique. Donc je ramenais les plaies de la jambe, machin… Une toute jeune femme, qui était très mal fichue. Vous soulevez sa robe, qu’est-ce que vous voyez ? les tripes à l’air. D’une manière générale ça aurait été difficile en réanimation, mais au fin fond du monde il n’y avait rien à faire. Je descends du plateau et puis on prend, le triage se fait automatiquement. Et mon copain, qui s’appelait Daniel Pava, il reste sur le plateau. « Mais qu’est-ce qu’il fait ce mec ? » Et non, il s’était mis à genoux, il a mis la tête de la jeune femme sur sa cuisse, il caressait les cheveux, il essuyait sa sueur et il lui parlait en français. Vous pensez, une paysanne ! Il parlait, alors qu’il y avait du boulot. Alors je me suis dit, ça y est, mise en scène, où est la caméra ? Pas de caméra. Il faisait ça parce que dans son cœur il fallait accompagner les derniers instants d’une fille qui ne comprenait pas où elle était. Quand elle est morte, après l’avoir accompagnée, il est descendu, il a travaillé. Et moi, réanimateur, je ne savais pas ce qu’il faisait. Je ne comprenais pas pourquoi il perdait son temps. Donc voilà. J’en ai eu beaucoup. Celle-là je peux la raconter parce que je l’ai formalisée. Je l’ai racontée plusieurs fois.
Mais je peux vous raconter aussi à Mondor. Les urgences c’est le caravansérail, le capharnaüm, les gens attendent quatre heures. Et puis il y avait une vieille dame, avec sa fracture du col du fémur, qu’on a mise sur un brancard en attendant son tour. Elle était là et les heures passaient et il y a une petite infirmière, toute mignonne. Elle sortait de l’école, parce qu’il faut être naïf pour faire ce qu’elle a fait : elle s’est approchée de la dame, lui a tenu la main, elle lui parlait, elle a redressé son oreiller, l’a consolée. Peut-être qu’elle pensait à sa Mamie. Et la surveillante est arrivée : « Écoute, au lieu de perdre ton temps comme ça, va poser ta perfusion ! »
Donc il y a deux niveaux d’action - on dit c’est le care, le cure -, simplement de ressenti. Oui vous avez besoin d’être utile, de ne pas perdre votre temps. Oui vous avez besoin de ne pas oublier que c’est vos frères et sœurs. Je n’ai pas besoin de vous raconter une anecdote. J’en ai vécu tout le temps. Quelle leçon en tirer ? Comment je peux dire : « C’est bien ce que vous faites, c’est mal. » Je ne le sais pas. Chacun a sa manière à l’échelle de ce qu’il doit faire, de son éthique puisque c’est de ça qu’on parle, et c’est difficile à trouver, et c’est un engagement.
Est-ce votre conscience qui vous suggère ce qu’il faut faire ?
Mais vous n’avez que la conscience de quelqu’un d’autre. L’échelle de valeur de notre temps, ce n’est pas une échelle universelle. Elle est de passage. Surtout elle est formatée par les médias, par notre éducation. En fait c’est le plus difficile de trouver ailleurs que dans des cadres tout faits ce que ça vaut. La conscience… je ne sais pas quoi vous répondre, parce qu’elle est basée sur une sensibilité. Et derrière conscience et sensibilité il y a aussi narcissisme. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est Dostoïevski : les gens qui ont un grand amour de l’humanité, au bout du compte ils ont l’amour d’eux-mêmes. De même que les gens extrêmement humbles, ça se retourne et c’est l’orgueil de l’humilité. Donc on est quand même dans le no man’s land tout le temps, tout le temps. Conscience : je n’avais pas la même notion, quand j’étais plus jeune. Vous n’avez qu’à regarder : tous les régimes, quand ils veulent se battre contre l’opposition, ils appellent les ennemis des rats, des objets, c’est l’appel à l’élimination. Il n’y a qu’à regarder : tous les jeunes de l’époque de la Terreur, ils avaient entre vingt-cinq et trente-cinq ans. Quand on n’est pas d’accord avec eux, ils envoyaient à la guillotine et on supprimait. Je ne vous parle pas de l’élimination des juifs : les juifs, ce n’étaient pas des hommes, on ne peut pas parler comme ça, donc c’est facile de tuer femmes, enfants. Je vous parle de tous les génocides, je vous parle de la manière qui est pratique et finalement la facilité avec laquelle on dit : « Tu ne fais pas partie de la famille humaine, donc tu n’es rien », mais en toute bonne conscience ; en toute bonne conscience. C’est l’expérience qui vous dit : « Et la loyauté de notre extrême interrogation de ce que vous faites sur la terre, qu’est-ce que c’est que ce passage ? » Il faut faire des efforts, vous savez.
Entretien réalisé le 17 février 2016