André de Peretti – expériences vécues
- Nom: André de Peretti
- Thèmes: Expériences vécues
Transcription de la vidéo
Pourriez-vous raconter un événement de votre vie qui vous a mis face à un dilemme éthique et nous dire comment vous l’avez résolu ?
Comment dirais-je ? Avec un de mes amis de Polytechnique, qui avait été l’un de nos caissiers et qui était un protestant tout à fait convaincu, je participais à un mouvement protestant ouvert aux catholiques, auquel j’avais d’ailleurs amené le fils de Mohamed V, quand il était à Paris, donc en 50. Et il y avait un certain nombre d’absolus. Maintenant je serais moins catégorique, mais il y avait un absolu d’honnêteté, absolu de vérité. Très bien, ça me convenait, j’aimais bien ça. Or il se trouve qua dans l’année 52-53, surtout 53, la situation devenait dramatique au Maroc. Je le savais ; je le savais parce que mon père était l’un des trois leaders des Français d’Afrique du Nord ; je le savais parce que ma mère m’envoyait tous les extraits des journaux et que, suivant leur habitude, je ne veux pas être trop méchant, mais les journalistes ont tendance à vouloir imposer les choses, et donc carrément trahir les secrets professionnels et je savais qu’il allait se passer des choses graves, qui allaient être d’enlever Mohamed V de son trône, de le remplacer par un de ses oncles et donc de mettre le Maroc en état de crise profonde. Donc il fallait travailler contre ça, et donc je voyais, donc c’est à ce moment-là que je suis allé chercher François Mauriac, j’ai mon dossier là, d’ailleurs. Je l’ai convaincu avec mon dossier, que j’avais constitué, de voir ce qui allait se passer : les dramatiques incidents à Casablanca au marché central, après Tunis où on avait assassiné le leader syndical, qui était connu de toute l’Afrique du Nord. Et donc je savais ce qui allait se passer. Mauriac, je l’ai convaincu. Nous avons fait au Centre catholique des étudiants français où j’appartenais et dont le secrétaire général était un de mes très bons amis, qui avait accepté de sortir ouvertement dans la réunion qui s’est tenue devant sept cents personnes, qui avait accepté de présenter mon dossier, que je ne voulais pas présenter moi-même à cause de mon père, pour ne pas le gêner. Bon, il connaissait nos lien, et tout.
Ensuite, j’étais en contact avec Mohamed V par son avocat de Paris, et il me fait savoir qu’une personnalité marocaine avec des moyens financiers allait venir. Mais je n’ai pas voulu - c’est là le point de vue d’éthique -, je n’ai pas voulu aller voir ce personnage, recevoir de l’argent et pouvoir le donner à mon ami Robert Barra, attendu que j’étais surveillé, et que si par hasard j’étais interrogé, je ne voulais pas mentir. Là l’éthique l’emporte. Non, je ne voulais pas mentir. Donc dans ces conditions, j’ai demandé à un de mes camarades qui ne connaissait rien, je lui ai dit : « Tu vas aller là, à tel grand hôtel parisien. Tu vas voir telle personne, elle va te remettre tel argent et tu vas porter cet argent à mon ami, pas exactement Robert Barra tout de suite, mais à, comment dirais-je ? à Témoignage Chrétien, qui avait beaucoup d’importance à l’époque, donc à l’hebdomadaire Témoignage Chrétien. « Tu le remettras ! » Et cet argent va pouvoir servir à Robert Barra, qui n’avait jamais mis les pieds au Maroc, d’aller sur place vérifier le fond de mon rapport qu’il avait défendu devant sept cents personnes, dont mon ami l’historien George, André George, et devant également Mitterrand, mon ami Mitterrand, qui était là dans les sept cents personnes. Parce que Mitterrand me soutenait beaucoup, à ce moment-là sur la libération du Maroc, l’indépendance du Maroc.
Donc voilà ! L’éthique, je n’ai pas mis les mains. Si j’avais été interrogé, je n’aurais pas dû mentir pour dire : « Mais moi je n’ai rien vu ! » Non, vous pouvez dire que j’ai pas touché, j’ai pas touché. Vous direz que c’était un petit peu florentin, mais là encore, y a-t-t’il une pureté qui soit absolue ? Il n’y a que des… Pour moi, dans toutes les réalités, qu’elles soient éthiques, esthétiques, spirituelles et autres il n’y a que des approximations. L’approximation, pour moi, c’est la vérité. Nous n’atteignons la vérité… Mais nous avons cette chance que la vérité soit approximative, puisse être approximative, puisse donner suffisamment de choses à l’éthique, l’esthétique et tous les autres, la spiritualité, suffisamment pour qu’on se rapproche de la vérité. Mais vouloir tenir la vérité, bon, c’est de l’absolutisation, c’est de la catégorisation et c’est en même temps une manière de vouloir se donner une réalité divine.
Dans un contexte difficile, peut-on ne pas dériver en « s’arrangeant » avec l’éthique ?
Là, si vous voulez, j’ai été aidé par ma spiritualité. Ma spiritualité est née dans les conditions suivantes : je suis né au Maroc, c’est vrai, mais à l’âge de onze ans mes parents ont divorcé. Or le divorce était, dans le monde auquel nous appartenions, absolument insupportable. Donc nos parents nous ont envoyé ma sœur et moi – ma sœur avait deux ans et demi de plus que moi – en France. À ce moment-là, séparé de ma mère - ça a été d’une très grande cruauté, une très grande brutalité -, et je continuais, premièrement à respecter les parents. Parce que j’ai eu la chance que ma sœur me dise, et c’était de l’éthique : « Nous n’avons pas à juger nos parents ! » Donc jamais nous n’avons jugé nos parents et nous avons toujours accepté ensuite leur remariage avec leur conjoint, que nous avons accepté sans problème, sans difficulté. Donc ça par ma sœur.
Et en même temps je lis vers onze ans et demi douze ans un livre de petites filles, dans lequel une jeune demoiselle a des peines d’amour, des difficultés, bon. Et puis je vois qu’elle accepte, et du coup ça a été le fondement de deux choses : la première, « Que Votre volonté soit faite ! », totale, l’acceptation donc de ma spiritualité ; et deuxièmement : immunisation. Je me suis immunisé. Donc mes réactions aux bonnes nouvelles, ça ne saute pas. Je suis immunisé, je n’ai plus d’émotions. J’ai un petit peu des ronchonneries, minimes, mais plus grand-chose. Je suis immunisé, ou enfin je pense l’être en dominante. Là encore, pas d’absolutisation.
Entretien réalisé le 3 février 2015