Amobé Mévégué – éthique et vie professionnelle
- Nom: Amobé Mévégué
- Thèmes: Vie professionnelle
Transcription de la vidéo
Comment mettez-vous en œuvre l’éthique au quotidien, dans votre vie de journaliste ?
J’ai la chance de faire un métier de « saltimbanque », que je revendique. Je produis donc depuis une vingtaine d’années sur Radio France Internationale – depuis quinze ans, pardon, il ne faut pas me vieillir trop vite – une émission quotidienne, qui est un peu la vitrine de l’Afrique au plan sociétal, culturel, économique, etc. Depuis quelques années on a opéré un changement : on en avait assez d’entendre les gens nous dire : « Oui, mais l’Afrique c’est le continent de la mendicité à perpétuité, les gens sont figés, c’est les subventions », alors que ce n’est absolument pas l’Afrique que moi je connais. Ce n’est pas l’Afrique qu’on voit à la télévision, sur France Télévision, sur TF1, dans Tarzan, etc. On a toujours l’impression qu’il y a ce contraste entre l’Afrique que moi je connais, où c’est tout juste si on ne nous dit pas que l’air est corrosif, et ça fait peur à tout le monde, les guerres, etc., alors que c’est beaucoup plus contrasté que ça.
Donc ma « contribution » pour sauver d’abord peut-être ma propre conscience, c’était de me dire qu’il fallait que je mette en place un dispositif, grâce à ce réseau international qu'est RFI, de mise en lumière des initiatives. Donc là, d’un seul coup, je reçois des centaines de mails par semaine de gens qui me parlent de leurs difficultés au quotidien, de leurs réussites aussi. Je pense que ce que vous vous appelez l’éthique est un peu le moteur qui a engendré tout ça. C’est-à-dire que d’entendre tous les jours la souffrance des gens, vous avez deux manières de réagir : soit vous faites une psychothérapie, soit vous vous dites :« OK, comment est-ce qu’on peut devenir acteur, avec ces porteurs de doléances, avec ces porteurs de problèmes, de difficultés ? » Donc on reçoit des centaines de mails par semaine, où les gens nous parlent de leurs initiatives. « Voilà, j’ai un champ de piments pili-pili, je suis à Lomé, je n’ai pas de soutien, je n’ai pas d’appui à l’initiative privée, je n’ai pas d’accès au crédit, comment est-ce que je peux faire pour nourrir ma famille ? » La personne intervient à l’antenne. On n’a pas inventé le fil à couper le beurre : cette personne lance un appel et on trouve des partenaires, etc. Cette mise en réseau a permis de trouver des résultats palpables et efficaces. Et je pense qu’à l’échelle de nos vies, ce que je réussis à l’échelle dans une radio, c’est un peu ce que font des gens d’une manière totalement anonyme : mise en réseau, synergie de compétences, soutien, solidarité aussi. Ce sont des valeurs éthiques ou des valeurs morales, qui alimentent un peu le corpus basique professionnel, qui m’a servi justement à trouver un débouché palpable au quotidien dans la vie des gens. C’est comme ça que j’allie un peu ma pratique au quotidien du « métier de journaliste », entre guillemets, parce que pour moi le métier de journaliste a plusieurs définitions.
Toutes proportions gardées, l’éthique est partout, en tout lieu et en nous. Donc à chacun de le gérer comme il peut. Moi c’est professionnellement, comme ça, que j’ai réussi à trouver un subterfuge.
Quelles sont les difficultés spécifiques au métier de journaliste, en matière d’éthique ?
Les difficultés spécifiques en matière d’exercice de cette profession sont nombreuses. D’abord parce qu’elles sont encadrées par une charte déontologique du journalisme, un peu comme les médecins : il ne faut pas raconter n’importe quoi sur son voisin, il faut recouper les informations. Il y a même une clause de conscience que peuvent invoquer les journalistes lorsqu’ils ont l’impression que le média pour lequel ils travaillent n’est plus en droite ligne avec « l’inflexion », l’orientation à laquelle ils ont souscrit.
Alors je vais peut-être vous décevoir ou vous surprendre, mais moi qui ai droit à la carte de journaliste depuis une dizaine d’années, je ne suis jamais allé la chercher, justement pour des questions éthiques. Parce que je suis l’enfant d’un moule social, l’école, mais aussi l’enfant d’un tube cathodique, la télévision et la presse en général. Il se trouve que le métier de journaliste est un métier qui fascine, qui fait rêver. Je considère que c’est une étape dans la vie et j’ai très peu de respect pour la majorité des journalistes. C’est la raison pour laquelle je ne suis pas allé chercher ma carte et je vais vous dire pourquoi. Sur des thèmes que je connais par cœur, à savoir la diversité, j’ai pris souvent à contre-pied des propos de journalistes. Lorsque vous avez, par exemple, des hommes politiques qui viennent, doctement, à la télévision, alors que nous sommes en famille avec nos enfants, nous qui sommes des citoyens de France, et que vous entendez un journaliste ne pas interpeller bip) – puisque c’est de lui dont il est question –, disant qu’il n’y a pas d’autorité parentale – c’était sur iTélévision, pour vérifier les sources, comme tout bon journaliste je dois quand même les citer. Sur iTélévision (bip) dit qu’il n’y a pas d’autorité parentale dans les familles africaines, comme ça, d’une manière totalement brutale. Alors je regarde mon fils, je regarde ma femme et je me dis : « Mais c’est bien de moi dont il parle ? », et je n’entends pas le journaliste mettre en lumière, en résonance, en perspective ce propos.
Si vous voulez, moi, qui suis issu de la diversité, qui suis noir, couleur de bronze et qui suis désormais parent, lorsque je vois les dégâts que peut engendrer la non maîtrise de la sémantique, de la sémiologie par des journalistes, je me suis dit que, par rapport à cette malhonnêteté où on voyait des images du Zimbabwe dans un journal de France Télévision apposées sur un documentaire qui parlait d’un autre pays africain – sous-entendu : les Africains c’est les Africains –, ces petites piques, qui ont commencé depuis l’enfance et qui m’ont poussé à la réflexion sur la déontologie, m’ont conduit à ne pas aller chercher ma carte de journaliste.
En fait, c’est la question éthique : quand on a un tel pourvoir, est-ce qu’on a le droit de véhiculer des mensonges qui peuvent affecter le quotidien des gens et changer leur donne ? C’est-à-dire que les gens n’imaginent pas le poids des médias pour endiguer la conscience des gens et éventuellement les soumettre à un fardeau qu’ils auront du mal « à porter tout au long de leur vie ». J’estime être un saltimbanque de la vie, quelqu’un qui a la chance de pouvoir s’exprimer – et je pense que je ne suis pas le seul –, et je respecte tous ceux qui font leur métier de journaliste en respectant justement cette ligne de déontologie et d’éthique, qui est absolument nécessaire, parce que le poids des mots, le choc des photos font parfois beaucoup de dégâts.
Auriez vous d’autres expériences à raconter ?
Je vais vous donner un autre exemple : il y a quelques jours, on regardait sur une chaîne française importante ; heureusement que Sylvie Brunel, une ex-humanitaire, était présente sur le plateau de France 4 pour une émission qui s’appelle C’est dans l’air. C’est pour vous parler de ces agressions systématiques que l’on subit depuis que l’on est petit, et c’était suite à une montée, une « bouffée de chaleur » dans plusieurs foyers africains : le Kenya, où vous vous souvenez sans doute, à la faveur de la dernière élection présidentielle, Mwai Kibaki a semble-t-il un peu triché, d’après ce que dit la commission internationale qui supervisait un peu les élections. Cela a déclenché des émeutes. Il y a eu aussi l’agression d’une famille française en Mauritanie, il y a eu quelques petits foyers de tension dans quelques pays, et vous avez donc sur le plateau plusieurs journalistes, dont des spécialistes. Alors c’est autre chose encore : les spécialistes de l’Afrique. Pourquoi les spécialistes de la fondue savoyarde ne seraient pas savoyards ? Les spécialistes de l’Afrique sont souvent non africains, c’est autre chose. Et encore, ce n’est pas un gage de solvabilité. C’est juste une parenthèse. Donc, sur ce plateau, plusieurs spécialistes, des gens dont c’est le métier, et un journaliste, Monsieur (bip). A un moment, il présente une carte de l’Afrique avec de petites étoiles rouges, qui sont sensées incarner les foyers de conflit de l’Afrique. Et dans son propos, dans le propos du documentaire, il était dit que plus de 50% des foyers de conflit à l’échelle planétaire sont africains. Heureusement que Sylvie Brunel était sur le plateau, pour dire : « Mais attendez, c’est une insulte au continent africain, puisque simplement cinq foyers aujourd’hui en 2007 – si vous nous regardez en 2008, l’émission a été diffusée en 2007, si vous nous regardez en 2009, sachez qu’elle a bien été diffusée en 2007... Simplement cinq foyers de conflits ont été référencés au moment où ce journaliste disait que 50% des foyers de conflits à l’échelle mondiale se trouvent incarnés en Afrique. »
Cela pose un vrai problème, lorsque vous êtes vous-même journaliste, que vous voyez le mensonge quotidien sur l’Afrique. Pourquoi ne dit-on pas à la télévision française – lorsque je vois que la majorité de l’inconscient collectif français prend l’immigration en otage dès lors qu’il y a des élections –, pourquoi ne raconte-t-on pas que le Général de Gaulle est condamné à mort ? Que le Régime de Vichy l’a condamné à mort ? Que c’est un illustre inconnu ? Qu’il s’en va à Londres, qu’il lance un appel qui est diffusé le lendemain, un certain 18 juin, et qu’il a le génie de s’appuyer sur la coloniale pour sauver la France ? Qu’il descend à Dakar pour convertir les gouverneurs à la résistance et que son premier discours d’homme d’État – c’est bien du Général de Gaulle dont il est question –, c’est à Douala, au Cameroun ? Que la France Libre s’organise à Brazzaville ? Que Félix Eboué et le Général Leclerc le rejoignent à Brazzaville et que c’est de Brazzaville que les colonnes de la libération de la France partent ? Alors aujourd’hui on nous dit « repentance », on nous dit aujourd’hui « anachronisme ». L’indignation est sélective. Les Africains ont beaucoup donné. La plupart des multinationales, qui aujourd’hui campent le décor du CAC 40, sont d’obédience africaine. Aucun journaliste à la télévision française, en prime time, n’en parle. Pourquoi désigner l’immigré, ou ceux qui sont d’origine lointaine, comme étant les responsables de tous les maux de la société, alors qu’ils alimentent, depuis des décennies, depuis des siècles ... ?
Je vais vous citer un autre exemple : pour vous qui nous regardez sur internet à l’échelle du monde, sachez qu’il y a un journaliste qui s’appelle (bip). Moi je suis pour la liberté d’expression, mais ce monsieur a pignon sur rue médiatique, tous les week-ends, sur trois émissions phares, au cours desquelles il jette tout son fiel sur des populations qui sont en situation de précarité. Pourquoi n’y a-t-il pas le pendant inverse, pour rééquilibrer ?
C’est pour cela que je vous dis que, selon moi, la déontologie journalistique, n’existe que dans les textes. Parce que si elle existait réellement, on mettrait en face de lui des gens qui pensent le pendant inverse. Moi, par exemple, je suis pour la liberté d’expression religieuse, je suis marié à une musulmane, je suis parrain d’enfants juifs, moi-même je crois au culte des ancêtres, je pense que l’esprit est plus grand que la matière et que ce n’est pas parce qu’on ne voit pas quelque chose qu’il n’existe pas, j’ai été baptisé – on ne m’a pas demandé mon avis. Je suis tolérant, mais je ne vois pas cette tolérance dans les médias, dans le métier de journaliste, mais surtout dans un secteur d’activité qui imprime la conscience de nos enfants. C’est pour cette raison que je me suis refusé à appartenir à cette corporation d’une manière dogmatique. Je pense que je ne suis pas le seul, mais en même temps, je ne jette pas l’anathème et je suis toujours homme de dialogue et d’ouverture, si tant est que l’on puisse rhétoriser sur ces questions, sur les questions d’insertion.
Il y a certains mots qui nous sont apposés à nous, issus de la diversité et je terminerai en vous donnant un dernier exemple. Vous avez vu qu’en l’An de grâce 2007 le gouvernement belge unitaire a explosé, parce que les Flamands ne voulaient pas parler aux Wallons. Avez-vous vu un journaliste parler de tribalisme ? Au Kenya il s’est agi de guerre tribale, alors qu’on sait très bien que dans plusieurs pays l’instrumentalisation ou l’instrumentation, c’est selon, est politicienne. En Côte d’Ivoire le conflit n’était pas ethnique, à la base, puisque les peuples vivent depuis des décennies ensemble et on a bien vu que certains hommes politiques ont voulu attiser le séparatisme. J’ai grandi en France et le sentiment d’appartenance naturel est très fort chez les Bretons ; ils se considèrent en territoire étranger, en France. Pourquoi des mots sont-ils apposés par les journalistes à certaines populations ? Tribalisme, polygamie. Voulez-vous qu’on fasse le listing du nombre de Blancs qui ont des maîtresses et qui ont des doubles vies. Regardez les émissions de Monsieur (bip). Monsieur (bip) a une émission hebdomadaire, où il scrute les grands « schèmes » éthiques et moraux de la société. Mais pourquoi le tribalisme, pourquoi la violence ? J’ai eu le privilège d’interviewer à l’époque le patron de la Croix-Rouge Française. Savez-vous qu’il y a en France une femme qui meure tous les deux jours victime de sévices conjugaux ? Elles ne sont pas toutes issues des origines lointaines, ce sont parfois même des femmes du 16e arrondissement. Et ça, les journalistes ne le traduisent pas. Lorsqu’on instrumentalise la montée en puissance de certains groupes comme Ni putes ni soumises, quel est le message que l’on envoie dans la société française ? « Attention, les violences, le non respect aux femmes c’est l’apanage des Noirs et des Arabes ! » J’ai eu la chance d’interviewer Edith Cresson, il y a très peu. Si je vous sors les propos qui ont été énoncés par ses confrères du Parlement français, vous auriez honte, messieurs les journalistes, de ne pas toujours rééquilibrer lorsque vous parlez d’une question sensible, pour protéger ceux qui ne sont pas coupables, avant d’avoir commis des actes délictueux, de ce que, d’une manière totalement inconsciente on les condamne « d’avoir commis les actes les plus odieux dans la société française ».
Voilà tout un tas de choses. Ça paraît un peu décousu, mais j’ai essayé de donner des exemples. On va se dire : « Mais pour qui il se prend, celui-là ? Il veut nous dire qu’il ne veut pas prendre sa carte de journaliste, il n’a qu’à ne pas la prendre. » C’est parce qu’il y a une articulation intellectuelle derrière tout ça, j’ai des exemples ; je pourrais vous en citer, je pourrais vous parler de toutes ces agressions que depuis l’âge de cinq ans nous subissons dans le calme, parce que nous sommes des pacifistes et que justement, grâce à l’éthique, nous réussissons à transformer en valeurs positives, sociales, oecuméniques, de cohésion pour la société. En fait, nous sommes des super héros, nous sommes le dernier bastion de résistance, grâce à l’éthique.
D’un point de vue éthique, comment gérez-vous votre notoriété, votre relation avec « votre public » ?
En ce qui me concerne, je n’ai jamais eu ce problème. C’est vrai que j’ai sans doute été l’Africain le plus diffusé du monde pendant une dizaine d’années. Pourquoi, allez-vous dire, vanité des vanités ? Mais en quotidienne sur RFI, en quotidienne en même temps sur MCM Africa du Groupe Lagardère, donc CanalSatellite qui passait en France, RFI : 50 millions d’auditeurs. Le bouquet de cette chaîne du Groupe Lagardère à l’époque MCM Africa, qui était diffusé en France et dans toute l’Afrique, dans une cinquantaine de pays, en concomitance avec une émission hebdomadaire qui était diffusée sur toutes les chaînes nationales africaines, plus tard sur Télé 5, effectivement ça aurait pu me faire péter le ciboulot, comme dirait l’autre. Mais moi, j’ai eu la chance de n’avoir jamais rien fait d’autre que ce métier, si on peut considérer que c’est un métier. Pour moi, c’est une passion. Lorsque je me lève le matin, et que je vais au travail, comme je dis à mon fils, je ne me dis pas :« Je vais au travail. » Je dis : « Je vais rencontrer tel ou tel. » C’est un vrai privilège. Je n’ai jamais pris ce métier comme étant, justement, un métier. J’ai pris cette passion comme étant une chance dans la vie de pouvoir voyager, de rencontrer des gens extraordinaires, parfois anonymes. Cela me fait penser à l’idée que lorsqu’on a ce privilège de pouvoir rencontrer pratiquement qui on veut, puisqu’on peut déclencher les rencontres, on se dit qu’il devrait y avoir une espèce de CSA, une espèce de cellule supra médiatique, qui doit surveiller la conscience, voire parfois même l’inconscience de certains journalistes.
Entretien réalisé le 10 janvier 2008