Alain Cugno – éthique et rapport au corps

Transcription de la vidéo

Vous vous intéressez aussi au concept du corps. Comment le corps s’insère-t-il dans votre perception de la vie éthique ?

Ce n’est pas une question facile que de savoir comment le corps s’insère dans la vie éthique. Je dirais quand même deux trois choses. La première, c’est que nous sommes des êtres incarnés et que nous avons un corps. Nous avons un corps,  mais c’est très curieux, parce que le corps, à la fois nous le sommes, et en même temps nous sommes différents de lui. Il est ce qui nous trahit, dans tous les sens du verbe trahir. C’est-à-dire qu’il nous livre, qu’il nous met à l’extérieur et c’est à partir de là que nous le manoeuvrons, que nous nous installons et que nous le pilotons. On a beaucoup reproché à Descartes de dire que l’âme était comme un pilote dans son navire, et ce n’est pas si mauvais que ça. Je suis très frappé par un phénomène étrange : lorsque je m’adresse à quelqu’un, à toi par exemple, je crois que tu sais la tête que tu fais, or tu n’en sais rien. Et je m’adresse à toi en tant que tu sais la tête que tu fais, comme s’il m’était livré de toi quelque chose à quoi tu n’avais pas accès et qui est justement toi-même, c'est-à-dire ce que je ne connais pas. Alors ça fait un double secret : à la fois tu te livres, mais en te livrant tu te caches, et ce que tu caches je ne le connais pas du tout, mais je le vois. Et je sais que de mon côté c’est pareil. Donc c’est ça, l’insertion du corps : je suis toujours, comme n’importe qui, en train de me demander à quoi je ressemble. Et pourquoi est-ce que je me reconnais sur une photo ? Est-ce que je n’ai jamais vu une photo sur laquelle je me trouvais sans me chercher ? Est-ce que je connais quelqu’un qui ne se cherche pas sur les photos ? Ou est-ce qu’irrépressiblement devant un miroir j’essaye de voir la tête que j’ai ? Et je n’y arrive jamais, mais ça m’intéresse beaucoup. Pourquoi est-ce que ça m’intéresse ? C’est parce que j’ai le sentiment intime que, finalement, le jugement viendra de l’extérieur. C’est terrible, mais c’est quelque chose qui est très profondément ancré en nous : nous ne savons pas ce que nous valons. Ça s’appelle la grâce, en théologie chrétienne. C’est la notion de pardon qui y correspond également.

Est-ce que c’est en rapport avec un besoin de reconnaissance ?

Nous avons vraiment besoin d’être reconnu. Et ne pas être reconnu c’est justement être laissé dans l’incertitude sur le caractère valeureux que nous avons ou que nous n’avons pas. C’est très net dans l’éducation des enfants : les enfants ne demandent qu’une chose, c’est être reconnus. Les gens qui s’en sortent, d’après Cyrulnik, ont trois caractéristiques, dit-il : l’humour, la mobilité et quelqu’un s’est porté garant pour eux d’une manière inconditionnelle. Or c’est une affaire de corps. C’est toujours un corps, l’autre pour moi, et moi je suis toujours un corps également pour l’autre, c’est-à-dire cette visibilité, qui est à la fois moi-même et totalement étrangère à moi-même. On ne peut pas me réduire à mon visage et pourtant mon visage c’est bien moi.

Entretien réalisé le 16 octobre 2007

 

Les commentaires sont fermés.